
- Eh bien Watson. Voilà une journée qui s'annonce assez difficile.
- Je crois qu'il serait bon de nous priver d'alcool pendant quelques jours.
- Mon frère Sherrinford, malgré tous ses défauts, possède une remarquable cave à vins. Peut-être nous en fera-t-il profiter avant la fin du séjour. Ce serait vraiment dommage de faire voeu d'abstinence maintenant.
- Ma santé m'oblige à me surveiller mon cher ami. Et ma conscience professionnelle à vous surveiller.
Holmes tenta de se lever. Je le vis trébucher jusqu'à un récipient en porcelaine rempli d'eau posé sur le bureau et se mouiller le visage.
Quelques instants plus tard, je quittai la chambre pour aller dans le salon. J'entrai sans plus de cérémonie. Les servantes achevaient de dresser la table.
- Personne n'est encore debout ?
- M. Mycroft est reparti à Londres. Il ne doit revenir que ce soir. Quant à M. Sherrinford, il dort encore mais il nous a dit de vous dire que vous êtes libre aujourd'hui. La garde-malade est toujours là et M. Mosley va arriver.
- Je lui semble trop mauvais médecin pour soigner son père ? souris-je.
La jeune servante, déconcertée, baissa la tête et balbutia.
- Non, je pense qu'il ne voulait pas vous déranger.
Je les remerciai et m'assis à table, devant un somptueux petit déjeuner. J'allais attaquer le porridge lorsque Holmes entra. Il était un peu plus présentable. Il me rejoignit. Je fus attristé de le voir se contenter d'un misérable toast et d'une tasse de thé. Je lui appris ma toute nouvelle liberté, il en fut très content.
- Puisque je peux disposer de vous, Watson, je vais vous montrer ma petite découverte d'hier. Puis nous irons rendre visite à ce cher Mac Frey.
- Vous le connaissez bien ?
- Il était déjà dans la police lorsque j'habitais encore ici. C'est un vieil ami de mon père et un policier remarquable. Etant enfant, j'adorais l'écouter raconter ses enquêtes les soirs où il venait dîner à la maison.
Cette fois j'imaginais bien le petit Sherlock, les yeux grands ouverts, assis devant la cheminée et écoutant avec attention un vieux policier relater ses histoires de bétail volé et de maisons cambriolées. Nous déjeunâmes rapidement et quittâmes la maison. Holmes dirigea ses pas vers l'écurie. Sur le perron, Jimmy s'évertuait à nettoyer et cirer une remarquable selle de cuir noir, de très bonne qualité. Il leva la tête à notre approche et se mit à sourire.
- Bonjour messieurs. La journée s'annonce splendide.
- Bonjour Jimmy. Peux-tu m'apporter la couverture que tu m'as montrée hier ?
Jimmy bondit vers le bâtiment pour toute réponse et revint en tenant dans ses bras, comme un objet précieux, une vieille couverture de laine toute défraîchie. Holmes s'en empara et la dépliant soigneusement sur le sol, me la montra. Je me penchai et l'examinai, mais j'eus beau scruter les moindres détails du dessin géométrique et la grosseur du fil de laine, rien d'exceptionnel ne me sauta aux yeux. Je dus m'avouer vaincu.
- Holmes. Je ne vois rien. Excepté ces quelques petits amas cotonneux ici et là, sans doute des lambeaux de vieille laine, il n'y a pas grand-chose à en dire. C'est une couverture de cheval à en juger par l'odeur et les crins dorés qui la parsèment.
Holmes me sourit, ses yeux s'amincirent jusqu'à devenir de petites fentes brillantes.
- C'est la couverture personnelle d'Irish Flower, le cheval de mon père. Mais observez mieux ces petits amas, êtes-vous sûr qu'il s'agit bien de laine, mon cher Watson ?
En examinant de plus près les petits tas moutonneux, à leur façon de se désagréger, je me rendis compte que cela pouvait être de petits fragments de plante qui s'étaient collés sur la couverture.
- Non à dire vrai. Voici donc votre fameuse Typha latifolia ?
- Plus connue sous le nom de massette à feuilles larges, une sorte de jonc qui ne pousse que dans les endroits les plus humides, près des étangs. Et non au bord des chemins.
- Mais alors votre père n'a pas été blessé là où on l'a retrouvé !
Holmes se leva, une petite expression de joie et de fierté s'étalait sur son visage.
- Le parcours de promenade de mon père ne comporte pas d'étang, donc il s'est rendu volontairement dans le lieu où on lui a tiré dessus.
- Un rendez-vous ?
- Certainement. Hier, j'ai fait le tour des étangs de la région. Malheureusement, même si la massette est une plante assez rare, les étangs proches en sont bien pourvus. De plus, ils forment tous des sites assez intéressants pour qu'un tireur d'élite choisisse de s'y poster.
- Donc vous êtes bloqué ?
- Pas tout à fait Watson, pas tout à fait. Maintenant nous allons rendre visite à l'inspecteur Mac Frey. Jimmy conserve précieusement cette couverture, c'est notre seul indice.
Et c'est dans un cab que nous entrâmes dans Richmond. C'était une petite ville assez prospère et dotée d'une vue splendide sur la rivière de la Swale. Un beau château normand trônait au-dessus du précipice. Nous franchîmes le pont au trot, les passants s'écartèrent précautionneusement sur notre route. Enfin dans une rue très passante, nous entrâmes dans la cour d'un bâtiment à l'allure très officielle. Holmes arrêta son cheval et descendit de selle, je l'imitai. Un agent à l'uniforme très caractéristique s'approcha de nous.
- Messieurs. Que puis-je pour vous aider ?
- Pourrions-nous voir l'inspecteur Mac Frey ?
Le policier nous désigna une porte sans plus de cérémonie. Nous entrâmes dans l'édifice de la police locale. Après de longues discussions et le passage dans chaque main de la carte de visite de Sherlock Holmes, nous fûmes enfin admis dans le bureau personnel de l'inspecteur Mac Frey.
C'était une simple petite pièce sobrement meublée d'un casier à fiches et d'un bureau de bois sombre. Quelques chaises étaient disposées dans un angle. Un homme approchant la soixantaine doté d'une fantastique paire de moustaches blondes nous attendait, en souriant. Dès qu'il nous vit, il se précipita et prit Holmes dans ses bras, le serrant un instant contre lui. Il semblait heureux de le voir et assez surpris. Holmes, légèrement gêné par un tel accueil, rougit un peu. L'inspecteur s'assit dans un grand fauteuil de cuir clouté, il nous enjoignit d'en faire autant.
- Ainsi vous revoilà Sherlock. Diable, si je l'avais imaginé. Pas trop malmené par le frangin ?
- J'ai vu de meilleurs jours.
- Et de plus glorieux. Vous êtes notre petite célébrité locale ici à Richmond. A chacun de vos exploits, nous ouvrons une bouteille de bon vieux bordeaux en votre honneur. Et ma foi, nous en ouvrons assez régulièrement.
L'inspecteur fit un clin d'½il amusé avant de reprendre sur un ton plus sérieux.
- Vous êtes ici pour votre père, n'est-ce pas ? Triste histoire et assez étrange. J'ai insisté pour qu'on me confie l'enquête, votre père est mon ami mais c'est un fichu problème. Pas le moindre petit bout d'indice et les gens sont muets comme d'habitude. Par contre pour certains, votre frère est déjà le suspect le plus cité.
- Sa dureté et sa rudesse bien connues ne plaident pas en sa faveur.
- Et l'affaire de Fanny Refford ne joue pas non plus pour lui. Les gens ont de la mémoire pour les scandales.
Un silence de quelques secondes suivit cette affirmation.
- Savez-vous ce que les paysans racontent dans le coin à ce propos ? Ce serait Fanny elle-même qui serait revenue pour se venger et aurait tenté de tuer votre père.
Le vieil inspecteur secoua la tête tristement.
- Ils racontent que la veille de la tentative d'assassinat de votre père, un gigantesque chien noir accompagné d'un fantôme de jeune fille habillé d'une longue robe blanche seraient apparus dans les alentours. Les gens d'ici sont très superstitieux. Cela fait dix ans tout juste qu'elle est morte, et elle serait revenue hanter les êtres qui ont fait son malheur, et votre malheur par la même occasion. Ils s'attendent tous à ce que quelque chose de tragique arrive à votre frère.
- L'idée a quelque chose de touchant. Mais à part ces contes de bonne femme, avez-vous quelque chose de sérieux ?
- Le terrain dans la forêt était détrempé, rien de tangible. Pour les vêtements de votre père, je n'ai rien trouvé. A quoi pensiez-vous ?
- Peut-être un message de rendez-vous.
- Aucun papier n'a été retrouvé sur le corps.
- Pourrais-je voir les vêtements de mon père ?
- Mais je ne les ai plus. Votre frère est passé les récupérer. Allez les lui demander. De toute façon, je passerai le voir ce soir, il faut bien que je lui avoue que mon enquête n'avance pas. Et puis je veux voir votre père. Comment va-t-il ?
- Un peu mieux. Un docteur est à ses côtés, mais la douleur est encore très forte.
- Dame. Il y a deux jours, il agonisait dans la boue, une balle dans le corps. Une chance qu'il soit encore en vie. J'espère qu'il survivra, c'est mon meilleur ami.
Le vieil inspecteur contempla ses mains encore fortes et sourit tristement.
- Je suis entré dans la police au moment même où il héritait de « My Croft ». La vie est étrange.
Mac Frey leva les yeux sur Holmes et son sourire devint bizarre.
- Et vous Sherlock, toujours pas marié à ce que je vois.
- Toujours pas. Et je ne pense pas le devenir un jour.
L'inspecteur soupira, se leva puis s'approcha de la porte, nous le suivîmes.
- Vous laissez trop le souvenir de Fanny hanter votre vie, mon pauvre Sherlock. Vous devriez essayer de l'oublier, vous êtes encore jeune.
- Avez-vous des témoins ?
- Toujours le même, d'abord le travail, ensuite les sentiments. Un paysan semble avoir vu quelque chose de sérieux, M. Pickert, de la petite maison appelée « Medley Farm », située sur la route de Grinton. Il était dans les bois le jour de l'accident. Quant aux histoires de vengeance surnaturelle, allez-vous promener dans le pub « Au cheval noir », vous en apprendrez de belles.
- Merci mon cher Mac Frey.
Holmes salua le vieil inspecteur et nous quittâmes le bureau.