
Lorsque le lendemain matin arriva, j'ouvris les yeux sur une chambre vide, Holmes s'était déjà levé. Je bondis sur le sol, m'habillai bien vite pour ouvrir avec précaution la porte et sortir dans le couloir. Lui aussi était complètement vide... De plus, il était très obscur. J'arrivai après plusieurs hésitations jusqu'à l'escalier de la nuit dernière. Il était beaucoup moins majestueux qu'il ne m'avait semblé alors. Je descendis doucement les marches qui craquèrent les unes après les autres dans le silence de la maison.
Arrivé au rez-de-chaussée, des voix me parvinrent, ainsi il y avait de la vie dans cette demeure silencieuse ! J'en fus, je ne sais trop pourquoi, soulagé et me dirigeai d'un pas moins indécis vers le bruit. Je me retrouvai alors devant une porte que j'avais identifiée comme celle de la pièce où s'entretenaient ces êtres vivants. J'espérais voir Holmes parmi eux.
Je frappai doucement le bois puis ouvris lentement la porte. Une grande pièce s'offrit à mon regard. Une haute cheminée se dressait dans l'ombre, de nombreux tableaux étaient accrochés sur les murs, dans un coin trônait un grand piano droit, une table était chargée de victuailles pour le petit-déjeuner. Plusieurs personnes se tenaient là. Deux hommes et à mon grand dam, Holmes n'était pas parmi eux, ainsi que deux servantes occupées à servir le thé à ces messieurs.
Des deux hommes, je reconnus immédiatement Sherrinford Holmes, debout au centre de la pièce, s'entretenant avec le second personnage, un peu plus imposant et massif que Sherrinford. L'inconnu était assis confortablement dans un fauteuil de cuir, un cigare à la main.
Tous les regards étaient tournés vers moi, je me sentais horriblement mal à l'aise. Le silence était retombé sur la conversation, personne ne bougeait, ne m'aidait à me départir de l'oppressant sentiment d'être importun qui me saisissait. Soudain, une voix joyeuse s'éleva dans mon dos, je soupirai avec soulagement lorsque je reconnus Sherlock Holmes.
- Ah ! Je vois que vous avez déjà fait connaissance ! C'est bien !
Sherrinford quitta sa position de statue de sel et répondit froidement :
- M. Watson n'a pas daigné se présenter !
Confus, j'entrai dans la pièce, sous les regards toujours perçants de toutes ces personnes.
- Pardonnez-moi, je vous en prie. Je... J'ai cru entendre que je pouvais entrer et...
- Mais vous avez fort bien fait, docteur ! Mon frère Sherrinford est un peu nerveux ces temps-ci, il faut lui pardonner son agacement, sourit l'homme assis dans le fauteuil.
Il posa sur moi des yeux gris de la même teinte délavée que ceux de mon ami. Ce ne pouvait être que Mycroft Holmes. Il leva la main dans un geste d'apaisement, puis la tendit vers mon compagnon. Holmes s'approcha de cet homme qui l'observait avec une certaine bienveillance, le premier doux regard que cette maison froide jetait sur mon compagnon et sur moi. Holmes s'empara de la main et la serra chaleureusement.
- Bien ! s'écria Sherrinford, en coupant les effusions et les retrouvailles entre les deux frères. Je suppose que tu ignores ce qui est arrivé à père, Sherlock ?
- Tu supposes bien, Sherrinford ! répliqua Holmes en s'asseyant dans un fauteuil aux côtés de son frère.
Je m'assis à mon tour, regardant avec tristesse les deux servantes débarrasser silencieusement la table de toutes les victuailles du petit-déjeuner. Holmes contempla aussi les deux jeunes femmes avant de se tourner vers ses frères.
- Que s'est-il donc passé pour que vous osiez me rappeler, Sherrinford ?
Il y eut un silence gêné qui suivit cette question posée par mon ami sur un ton ironique.
- Père a eu un terrible accident, répondit Mycroft.
- Accident, tu parles ! C'est une tentative de meurtre ! rectifia Sherrinford.
- Quelqu'un a tiré sur lui alors qu'il se promenait à cheval. Il a été blessé à la poitrine, le docteur Ressing et un chirurgien de Richmond, le docteur Mosley ont dû l'opérer. Nous craignons pour ses jours. Il est fort probable qu'il ne s'en sorte pas, expliqua l'imposant Mycroft Holmes d'une voix assez neutre.
- Et alors qu'y puis-je ? demanda Holmes, impassible.
- Ne t'es-tu pas affublé du titre pompeux de détective consultant ? Qu'es-tu censé faire dans un cas comme celui-ci ?
Holmes posa tranquillement son regard froid sur Sherrinford.
- Tenez-vous réellement à ce que j'enquête ?
- Oui.
- Je ne sais pas si j'en serai capable murmura mon ami.
Sherrinford jeta un regard triomphant sur Mycroft.
- J'avais raison. Sherlock est un incapable. Sa réputation est surfaite !
- Pourtant à Londres, j'ai eu l'occasion de le voir à l'oeuvre. Et... répondit Mycroft Holmes.
- C'est un incapable !!! coupa sèchement Sherrinford sur un ton qui n'admettait aucune réplique.
Étonné de l'apathie de mon ami face à ces insultes réitérées, je ne pus m'empêcher de le défendre violemment.
- M. Sherlock Holmes est le meilleur détective que vous pourriez trouver dans ce pays et je ne pense pas me tromper en affirmant qu'il est le meilleur détective du monde, répliquai-je. De plus, c'est votre frère, il a droit au respect !
- Au respect ? répéta Sherrinford d'une voix sarcastique. Lui ? C'est un fils et un frère indigne. D'ailleurs, à mes yeux, ce n'est déjà plus un frère depuis longtemps.
Sur sa lancée, il se tourna vers le détective et le fusilla du regard.
- Tu ne lui as donc pas raconté Sherlock ? De quel courage tu as fait preuve !
Je m'attendais à une réplique cinglante de Holmes, mais rien ne vint, le fameux détective baissait les yeux piteusement. Sherrinford poussa un ricanement cassant.
- Mais ce n'est pas à moi de raconter les scandales familiaux. Demandez aux valets si vous voulez des précisions, docteur Watson. J'ai à faire.
Et Sherrinford sortit de la pièce en claquant la porte. Un long silence suivit son départ. Puis Mycroft Holmes poussa un long soupir. Il se tourna amicalement vers son frère.
- Vous deux, vous ne changerez jamais, à croire que les disputes vous plaisent. En tout cas, il ne t'a pas pardonné.
- En effet ! Il a une très bonne mémoire pour les fautes qu'on a faites.
- Faute, faute, murmura Mycroft en haussant les épaules. C'était ton droit, ta vie.
Holmes releva la tête et sourit tristement à son frère.
- C'était une faute inacceptable pour cette famille, Mycroft.
Mycroft hocha la tête d'un air entendu.
- Peut-être devrais-tu être enfin mis au fait de ce qui s'est passé. Je vais donc t'expliquer la chose avec le plus de détails possibles, je connais ta méthode. Voilà, père a pris l'habitude depuis quelques mois, de faire une petite promenade à cheval dans les environs tous les après-midi. C'est une règle immuable.
- Comme tout ce qui régit cette maison, dit amèrement Holmes.
- Normalement, il fait seulement le tour de Richmond et revient. Cela ne lui prend que deux ou trois heures, selon la saison. Ce jour-là, le temps était mauvais, le vent soufflait, la pluie menaçait, mais père n'en eut cure et sortit tout de même vers trois heures. Mais vers huit heures du soir, son cheval est rentré sans lui. Sherrinford s'en inquiéta. De plus, alarmé par le temps qui changeait, l'obscurité qui tombait et l'orage qui grondait, Sherrinford organisa des recherches, et partit à leur tête. Pendant deux heures, ils fouillèrent chaque fourré, chaque buisson, mais bientôt il fit nuit noire. Ils n'avaient aucune chance de le retrouver, la pluie se mit à tomber en trombe, ils durent abandonner.
Le lendemain, avec le concours de la police, les recherches reprirent. Heureusement, un garçon d'écurie retrouva notre père et ils purent le ramener à la maison. Père avait sombré dans l'inconscience, il était transi de froid, durement blessé à la poitrine et avait perdu beaucoup de sang. On envoya quérir un médecin et un chirurgien. En effet, son cas nécessitait une opération immédiate afin de retirer la balle qui était restée logée dans le corps, assez proche du coeur. Enfin, deux heures après l'avoir retrouvé, père était étendu, assommé par la morphine, dans sa chambre. Le chirurgien rentra chez lui, laissant le docteur Ressing de surveillance. D'ailleurs, il est encore au chevet de père, tu le verras tout à l'heure si tu le veux. Les convocations nous ont été envoyées durant cette même matinée... Enfin c'est à peu près tout ce que je sais personnellement.
- Pourquoi m'avoir appelé ? questionna Holmes à brûle-pourpoint. Tu aurais pu mener l'enquête seul.
Mycroft Holmes sembla gêné par cette interrogation.
- Ce n'est tout de même pas pour l'héritage ? reprit Holmes.
- Non, bien sûr, rétorqua Mycroft. Sherrinford et nous tous souhaitons savoir très vite qui a fait cela et pourquoi.
- Je comprends, mais tu es très bien capable d'enquêter seul, répéta Holmes, imperturbable. Tu possèdes de meilleurs dons de détective que moi.
- Peut-être. Mais l'action, le terrain... Ce n'est pas ma place, tu comprends ?
Holmes observa attentivement son frère, puis reprit lentement :
- Je comprends. Tu as donc suggéré à Sherrinford de faire appel à moi. Quel magnifique conseil tu lui as donné ! Il me hait.
- Oui, mais j'ai pensé aussi que tu avais ainsi la possibilité de prouver à tout le monde ici, et à Sherrinford en particulier, que tu vaux beaucoup plus qu'ils ne le croient. Enquête, cherche, questionne et trouve le coupable. Après, cette maison pourrait redevenir la tienne.
- J'ai tout pouvoir ?
- Oui, répondit sèchement une voix venue de la porte.
Sherrinford se tenait dans l'entrée, la main posée sur la poignée.
- Trouve le criminel, si tu le peux, et amène-le moi.
- Qu'est-ce qui me prouve que ce n'est pas toi ? s'écria Holmes.
Sherrinford eut un étrange sourire.
- L'heure n'est pas aux interrogatoires ! Va étudier le terrain tout d'abord. Cherche des indices. Essaye donc de jouer le détective puisque c'est maintenant ton métier.
- Mais avec plaisir ! sourit Holmes en se levant de son fauteuil. Venez Watson.
Je le rejoignis immédiatement. Holmes, en passant à côté de son frère, lui demanda :
- Au fait, le nom de cet inestimable garçon d'écurie ?
- Jimmy Rolling. Logiquement, tu le trouveras sur son lieu de travail.
- Et le nom de l'inspecteur chargé de l'enquête ?
- C'est un ami de père, l'inspecteur Mac Frey.
Holmes s'inclina et nous sortîmes.
- Maintenant je vais rendre visite à mon père. Voulez-vous m'accompagner Watson ?
- Ma foi, êtes-vous sûr que je ne vais pas vous déranger ?
- Bien entendu, mon ami.
Nous quittâmes la pièce et je suivis Holmes dans le dédale de couloirs de la maison. Soudain il frappa à une porte. Un visage de jeune fille, couvert de taches de rousseur, apparut dans l'entrebâillement.
- Que désirez-vous ? M. Holmes dort encore.
- Pourrais-je le voir ?
La jeune femme parut ennuyée, ne sachant que dire, ni que faire.
- M. Sherrinford Holmes m'a interdit de laisser entrer quiconque.
- Mademoiselle, je suis son fils Sherlock.
Elle regarda mon ami d'un air surpris et s'écarta de la porte. Une vaste pièce s'étala devant mes yeux. Les boiseries brillaient d'une douce lumière dorée. Les murs, très clairs, étaient surchargés de tableaux et de photographies. Les grands rideaux sombres étaient tirés et laissaient pénétrer la lueur du soleil printanier. Il y avait une cheminée dans un coin. De grands bouquets de fleurs trônaient sur les meubles. Une porte apparaissait sur un côté de la chambre, elle devait communiquer avec une petite pièce adjacente, peut-être une autre chambre. En tout cas cette pièce ne ressemblait pas du tout à une chambre de malade. S'il n'y avait pas ce grand lit majestueux où un homme était allongé, la respiration sifflante, avec à ses côtés un petit guéridon couvert de potions et autres fioles suspectes, l'endroit aurait été charmant. Le père de mon compagnon était profondément endormi, les mains posées sur la poitrine.
Holmes s'approcha doucement du lit. Je ne le suivis pas, me sentant terriblement gêné. Je m'approchai de la jeune garde-malade. Elle se tenait contre le fameux guéridon et observait mon ami de ses grands yeux verts où régnait un étonnement profond.
- C'est bien M. Sherlock Holmes ?
- Mais oui.
- On en parle parfois. Son histoire est si terrible, si triste. Je ne pensais pas le voir un jour ici, pas après le mal qu'on lui a fait.
Soudain, elle se tut et rougit, pensant être allée trop loin dans ses confidences. Pour dissiper le malaise, je la questionnai sur l'état de M. Holmes. Le père de Holmes était revenu plusieurs fois à lui, mais la douleur était encore si forte que le docteur Ressing préférait l'assommer à coups de médicaments et de sédatifs. Il ne fallait surtout pas que le malade bougeât. A tout moment il pouvait se réveiller, alors il fallait le nourrir avec d'infinies précautions. Il pouvait parler mais ne devait pas le faire...
Tout en écoutant les réponses de la jeune femme, j'observais moi aussi le détective. Mon ami se tenait silencieux devant le lit de son père. Soudain, il posa sa main pâle sur une des mains du malade endormi. Ce dernier s'agita et ouvrit les yeux.
La jeune fille s'échappa aussitôt de la pièce, sans doute pour aller quérir le médecin.
M. Holmes regardait son fils et sourit doucement. Sherlock Holmes lui rendit son sourire.
- Sherlock ? souffla le vieil homme.
- Vous voyez que je peux venir vous voir, vous n'étiez pas obligé de vous blesser avec un fusil.
M. Holmes ferma les yeux et son sourire se transforma en une grimace de souffrance. Sa main serra celle de son fils.
- Je vous promets, père, de découvrir qui a tenté de vous tuer.
- Tu m'appelles de nouveau père maintenant ? murmura le malade.
- Ne l'êtes-vous pas ? Dormez maintenant, je reviendrai vous voir plus tard...si vous le voulez.
Holmes se pencha et embrassa la main de son père. Son visage habituellement fermé trahissait une émotion profonde. Puis nous quittâmes la chambre. A l'extérieur, nous faillîmes percuter le docteur, c'était un homme assez gros, le cheveu rare, son visage reflétait une profonde inquiétude.
- Il s'est réveillé ?
- Oui. Mais il souffre beaucoup, docteur Ressing.
Holmes souriait en regardant le gros docteur, celui-ci l'observa avec attention puis un pâle sourire apparut sur ses lèvres.
- Seigneur ! Vous n'avez pas beaucoup changé monsieur Holmes ! Pourtant, quelques années se sont passées depuis votre départ.
- Docteur Ressing ! Vous n'avez pas changé non plus.
- Toujours aussi aimable et flatteur. Hélas, je sais bien que c'est faux. A mon âge, les années comptent double.
Il se tourna vers moi et conserva son sourire.
- Vous devez être le docteur Watson. Charmé de faire votre connaissance.
- Comment va mon père docteur Ressing ?
Le docteur Ressing baissa la tête d'un air coupable.
- Je ne peux encore bien juger de la situation. Hier il était au plus mal, son état s'est stabilisé mais tout est encore possible. La blessure est sérieuse. Pardonnez-moi, je dois vous quitter. Je vous parlerai plus tard dans la journée si cela est possible.
Un instant, deux yeux angoissés fixèrent mon ami avec une telle insistance que j'en fus interloqué puis le docteur entra dans la chambre, coupant court à la conversation.
- Qu'en pensez-vous Watson ?
- Le docteur Ressing semble apeuré mais je ne sais pas par quoi. L'état de son patient sans doute ?
- Je ne le pense pas. Allons voir Jimmy Rolling.
A l'extérieur de la maison, un chien accourut vers nous en lançant des jappements joyeux, c'était Ralf. Holmes se dirigea vers les dépendances de la maison. Une silhouette blanche apparut devant un petit bâtiment ramassé aux murs de pierres apparentes, un jeune garçon d'une quinzaine d'années portant un lourd seau. Nous le suivîmes.
L'adolescent entra dans l'écurie. Au moment où il en fermait la porte, une main de fer l'en empêcha. Le jeune homme nous jeta un regard effrayé et lâcha le seau dont l'eau se répandit sur le sol. Étrange attitude...
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Si M. Holmes vous voit, il va me virer de mon emploi et je...
- Du calme Jimmy ! sourit gentiment Holmes. C'est bien toi qui as découvert le corps de mon père ?
- C'est exact. Mais alors vous, vous êtes M. Sherlock Holmes !
- Charmé que tu connaisses mon nom.
- Je connais aussi votre histoire, monsieur Holmes. Estelle me l'a souvent racontée. C'est une histoire terrible monsieur.
- Oui, je la connais aussi, murmura doucement Holmes.
- Estelle ? ne pus-je m'empêcher de demander.
- La cuisinière, Watson. Elle faisait un peu office de gouvernante lorsque j'étais enfant.
Plus le temps passait, plus l'enfance de Holmes m'apparaissait, moins je parvenais à l'imaginer enfant. Nous entrâmes dans l'écurie. Plusieurs chevaux reposaient dans l'ombre. Jimmy nous contemplait avec stupéfaction.
- Que voulez-vous de moi, messieurs ? J'ai du travail et M. Sherrinford Holmes ne paye pas les fainéants à ne rien faire.
- Ne crains rien, tu es sous ma protection, répondit mon ami. J'ai besoin de toi. Connais-tu le chemin que mon père prend chaque jour pour se promener ?
- Oui. Il m'arrive de l'accompagner lorsqu'il risque une crise de goutte. Il m'aime bien.
- C'est parfait, tu vas nous guider et nous montrer où tu as découvert mon père. Watson, je ne vous ferais pas l'affront de vous demander si vous savez monter à cheval.
En effet, ce n'était pas la peine, j'avais appris l'équitation lorsque j'étais dans l'armée des Indes, à Calcutta, pour la guerre d'Afghanistan. J'en avais gardé des souvenirs douloureux. Néanmoins, l'idée d'une petite promenade loin de l'atmosphère tendue de cette maison me plaisait. Holmes continuait d'interroger Jimmy :
- Quel cheval père utilisait-il pour sa promenade quotidienne ?
- Le grand alezan Irish Flower.
Holmes s'approcha craintivement de la bête qu'il redoutait plus que tout. Mais il finit par la caresser. Il parvint à surmonter sa peur et se mit à l'examiner de près, inspectant les poils, la crinière, la musculature. Le puissant animal s'ébroua et posa sa longue tête sur l'épaule de Holmes, visiblement l'intrus ne le gênait pas.
- Tu l'as bouchonné depuis l'accident ?
- Bien sûr, M. Holmes.
- Avant ou après le retour des recherches ?
- Après. Irish Flower était trempé de sueur comme s'il avait couru des lieues, M. Holmes. Quand il est rentré, je n'ai pas pu m'occuper de lui immédiatement car M. Sherrinford voulait que tous les hommes participent aux recherches. Donc en attendant, je l'ai juste enfermé dans son box et protégé avec une couverture.
- Où est l'équipement de mon père ?
Jimmy apporta une selle de cuir assez usée et différentes lanières et brides fatiguées.
- Tout est là. Mais cela a déjà été nettoyé, monsieur. Je doute que vous trouviez le moindre indice.
Holmes sourit en regardant le jeune homme.
- Comment sais-tu que je m'intéresse à ce genre de choses ?
- Je sais que vous êtes un détective et je sais que les détectives recherchent des indices.
Jimmy souriait, enchanté de sa répartie. Holmes observa méticuleusement l'équipement mais le visage fermé de mon compagnon m'apprit que ses recherches étaient vaines.
Une illumination soudaine me fit m'écrier :
- Et le tapis de selle ?
Jimmy sursauta et se mit à chercher frénétiquement dans l'écurie.
- C'est étrange monsieur, je ne le trouve pas. A moins que je ne l'aie mal rangé. Vous savez, dans l'agitation de la nuit...
- Je comprends, peut-être réapparaîtra-t-il, reprit doucement Holmes. Allons en route, l'heure tourne. Où sont les chariots ?
Je fus gêné par l'attitude de Holmes qui n'était toujours pas parvenu à vaincre sa phobie des chevaux. Le petit Jimmy me lança un regard dubitatif. Il n'en revenait tout simplement pas de la question formulée par mon ami.
- Ils seraient trop lents. Ce n'est pas tout près non plus. Mais... Vous ne montez pas ?
- Ce n'est pas qu'il ne sache pas monter, lui répondis-je. Néanmoins... Quelle est votre formule Holmes ?
- Ils sont dangereux aux deux bouts et fourbes au milieu, fit-il d'une voix peu assurée. Il n'est pas question que ce genre d'indocile créature fasse des déhanchés entre mes cuisses !
- Existe-t-il un moyen plus praticable Jimmy ?
Le jeune palefrenier s'occupa alors d'un petit cheval bai assez docile et tendit les rênes à Holmes. Quant à moi, je m'emparai d'une bride et d'un licol, et entrepris d'harnacher le cheval de son père. Il entraîna son cheval dehors sans prononcer une seule parole. Nous le vîmes finalement sauter en selle. Je m'efforçai de monter le plus gracieusement possible sur la mienne et, étonné de conserver aussi facilement mon assiette après tant d'années sans faire d'équitation, je tendis la main à Jimmy qui s'en empara et d'un bond souple me rejoignit sur le cheval. Dans un claquement de langue sec, nous fîmes avancer nos chevaux.
Jimmy se montra très bavard pendant la promenade, il questionna Holmes sur la vie à Londres, il nous avoua que son rêve était de l'imiter, il se permit même de critiquer un peu monsieur Sherrinford. J'appris ainsi que c'était l'aîné de la famille et que Mycroft était le cadet, Sherlock se trouvait donc être le benjamin. Egalement, je ne fus pas surpris d'apprendre que Sherrinford était un maître dur, violent, froid, austère, qu'il n'hésitait pas à renvoyer quiconque commettait la moindre faute. L'ordre était le maître mot de cet homme.
Quant au père de Holmes, il ne jurait que par l'honneur de la famille et était aussi sévère que son fils. Mais la vieillesse semblait l'avoir adouci. Surtout grâce à ses promenades quotidiennes qui, depuis quelques mois, l'avaient beaucoup changé. Son humeur était devenue plus enjouée, même s'il restait un homme qui refusait la moindre défaillance de la part des autres et de lui-même.
Depuis les cinq ans que Jimmy vivait à « My Croft », il n'avait jamais entendu prononcer le prénom de Sherlock par ses maîtres. Seule la cuisinière Estelle en parlait parfois.
Tout le temps que dura la promenade, Holmes examina les environs, répondant par monosyllabes aux multiples questions de notre guide. Mais rien ne le fit arrêter sa monture. Nous marchâmes longtemps, traversant des clairières bien aérées, des chemins boueux, des sous-bois odorants suivant les indications du jeune garçon. Enfin, tout à coup, Jimmy cria que nous étions arrivés et sauta lestement sur le sol. Le jeune garçon nous désigna un endroit près d'un fourré, assez proche du sentier. Holmes descendit de selle. Je les rejoignis à terre. Le détective nous demanda d'écarter les chevaux du chemin et sortit sa chère loupe d'une de ses poches. Il se mit à scruter le sol, l'herbe, l'écorce des arbres. C'était un endroit désert sur un chemin en plein milieu de la forêt. Jimmy observait le détective avec de grands yeux étonnés, il me lança un regard ahuri. Je me mis à rire.
- Cela surprend la première fois, c'est vrai. Mais c'est la méthode qu'utilise Sherlock Holmes pour découvrir des indices.
- C'est un vrai détective alors ? questionna Jimmy avec un vif intérêt.
- Mais oui, un véritable détective privé.
- Comme il a de la chance, soupira-t-il avec envie. J'aimerais pouvoir en faire autant.
Je brûlais d'interroger le gamin sur la vie privée de Holmes, sur ce fameux scandale, mais ma discrétion me l'interdisait. Je posai une main sur l'épaule de l'enfant tandis que Holmes se redressait et s'approchait. Il rangea sa loupe. Son visage impassible me dévoila pourtant qu'il n'avait, là non plus, rien découvert d'intéressant.
- Des branches brisées du fourré prouvent qu'il y a eu bien eu quelqu'un ou quelque chose d'allongé ici, quelques temps. Mais la pluie a tout délavé. Le sol est détrempé. Aucune trace, aucun indice précis.
Holmes semblait découragé.
- Courage cher ami. Vous avez déjà entamé des enquêtes avec encore moins d'indices que cela. Cela ne vous a jamais empêché de découvrir le coupable.
Il me jeta un regard et me sourit tristement.
- Nous verrons bien. Cette enquête est assez difficile à commencer.
- Surtout que vous vous sentez impliqué personnellement. En tout cas, repris-je, notre homme est un sacré bon tireur, pouvoir viser et toucher quelqu'un dans ce fouillis d'arbres, de buissons, sans rater sa cible. C'est assez impressionnant.
- Un très bon chasseur sans doute. Mais votre remarque Watson est intéressante. En effet, si on voulait supprimer mon père, pourquoi tendre son embuscade dans un endroit aussi sombre où la visibilité n'est pas très bonne ? Pourquoi ne pas plutôt se poster près d'une clairière ? Nous en avons traversé de magnifiques, très bien dégagées. Au moins, on ne lui aurait donné aucune chance de s'en tirer.
- Que voulez-vous dire Holmes ? Vous pensez que votre père n'a pas été blessé ici ?
Holmes ne me répondit pas et remonta en selle. Rien d'intéressant n'arriva ensuite. Nous terminâmes notre promenade avec amertume. Tous trois gardions un silence pensif...